• Le mystère d’une seconde (ou le rôle de l’enfant étranger)

    Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?

    Chaque fois qu’on m’pose cette question, j’ai la même réaction. J’regarde la personne fixement, sans broncher, ni sourire, ni aucun mouvement. Je vois comme un mur blanc devant moi et cette tête qui attend quelque chose de moi. Ce regard attentif et interrogateur, qui attend une réponse. Elle connaît la réponse, elle. C’est évident ! Mais moi j’reste impassible et je ne dis rien. Cette réponse-là, je préfère par la connaître. Alors j’bouge pas, je me tais et j’attends que ça passe…

    Ce que je veux faire plus tard, mais quoi ? Je dois bien avoir une idée ? Et bien non. Aucune idée. Même maintenant, j’sais pas trop quoi faire, alors « plus tard » …

    Même un rêve ? Quelque chose que j’aime bien faire ? Bien sûr, j’aime faire des tas de trucs. J’aime bien dessiner, monter aux arbres et surtout regarder les gens. Je peux rester des heures à les regarder marcher dans la rue, courant après leurs affaires et moi affairé à ne rien faire.

    Mais ce n’est pas un métier ça ! Et alors moi je reste fixe. Un métier ça sert à quoi ? Je souris pas. Surtout pas sourire. Ça donne l’air bête et les grandes personnes croient qu’on se moque d’elles quand on sourit. Je reste juste fixe, neutre, et j’attends que ça passe.

    Et là, au bout d’un moment, quelque chose se passe.

    Au début, ils te regardent avec l’air d’attendre quelque chose. Ils sont cloués à ta réponse, comme un acteur qui attend sa réplique. J’ai vu ça dans la salle du coin de la rue Saint Sauveur, dans la chambre un peu sombre tout au fond. Une fois tonton Raoul m’a laissé venir avec lui pour voir les acteurs répéter. Je dis tonton Raoul, mais en réalité c’est pas vraiment mon tonton, mais c’est tout comme. Il s’occupe de moi pendant la journée, quand j’ai rien à faire et qu’il me voit dans la rue tout seul à observer les gens. Et des fois il me laisse aller voir les acteurs. Et les acteurs, quand ils ont oublié leur texte, ils sont bien embêtés. Et ils restent figés, comme pris au piège par leur mémoire, et nerveux. Ils attendent impatiemment qu’on leur souffle leur réplique et que le jeu puisse continuer, comme avant.

    Et ceux-là me regardent avec les mêmes yeux impatients, en attendant de pouvoir continuer le jeu des réponses-bien-comme-il-faut.

    Puis, voyant que rien ne se passe, ils prennent un air un peu perplexe. Ils s’étonnent. Reposent la question. Pensent que tu n’as pas compris. C’est qu’ils doivent mettre une étiquette sérieuse sur cette petite bouille. Lui donner un rôle dans la société. Me donner la place qui convient.

    « Ah, il sera ingénieur, quel beau métier ! » « Et une belle condition ! »

    Mais là, le point d’interrogation reste en suspension…

    Puis voyant que rien ne se passe, ils te regardent d’un air inquiet, suspicieux. Ils se doutent que tu es trop timide, ou simplement stupide. Mais après un certain temps, si tu ne te démonte pas et reste bien fixe et déterminé, alors une chose nouvelle apparaît dans leurs yeux.

    Ça ne dure qu’une seconde généralement. Avant qu’ils ne te laissent tranquille et passent à autre chose. Mais pendant cette seconde, je reconnais leur propre doute…

    Comme j’aimerai savoir à quoi ils pensent à ce moment. Ce qui leur fait si peur chez un petit garçon têtu comme moi. Ou peut-être ont-ils peur d’eux-mêmes ? Comme quand Guido coupe les cheveux de ses clients et qu’il leur apporte un miroir à la fin, fier de son résultat. Ils ont toujours une expression sur le visage bien particulière. Comme eux, à ce moment. Pendant cette fameuse seconde…

    Moi ça me fait bien rire. Les grandes personnes et leurs soucis. Ils essaient tous de le cacher, mais ce regard, pendant cette seconde, ils l’ont tous… Plus ils sont sérieux et plus cette seconde prend son sens. Le doute résonne. Mon oncle Miguel m’a dit que c’était l’argent qui faisait ça. Les bouts de papier qu’on donne pour avoir le droit de boire une bière, avec lui, au bar. Il dit que plus les gens en ont, plus ils sont sérieux et plus ils veulent te donner la réponse.

    Moi je ne suis pas sûr de ça.

    Raoul, lui, dit que c’est parce que je suis différent, je ne leur ressemble pas. Voilà pourquoi ils veulent me coller une étiquette, qu’il dit. Il dit aussi « une place dans la société » des fois. Moi je vois pas trop ce qu’il veut dire par là. Le village est pas bien grand, alors trouver de la place, c’est pas bien compliqué. Mais c’est vrai que je suis pas pareil que les gens d’ici. J’ai la peau claire et toute pâle. Et des cheveux raides et secs, toujours en pétard. Ici tout le monde est basané et fait des études. Les gens réfléchissent, inventent, construisent, créent. Ils se tiennent bien et sont fiers de ce qu’ils font. Raoul a sûr’ment raison. En tout cas, moi je pense plutôt comme lui. Miguel il est de la vieille école. De quand il fallait travailler dur pour vivre et gagner son pain.

    Mais quand même, ça m’intrigue : de quoi les gens ont peur encore ? A quoi ils peuvent bien penser pendant cette fameuse seconde ? En tout cas, c’est sûr, je continuerai à ne pas répondre et à attendre ce moment.

    Ce que je veux faire plus tard ? A quoi bon le chercher si eux le savent déjà ? A quoi bon le trouver si eux-mêmes en doute ? Je préfère rester là, à regarder les gens et chercher à les comprendre. Ces gens dont je suis si différent. Ces gens qui ne se comprennent pas eux-mêmes.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :